Déductibilité de charges financières – Amendement Charasse : illustration de l'appréciation de la notion de contrôle conjoint et détermination du montant des charges financières à réintégrer (TA Montreuil, 26 octobre 2023, n° 2101707)

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Le Tribunal administratif de Montreuil (le « TA ») livre une nouvelle illustration de l'appréciation de la notion de contrôle conjoint au sens de l'article L. 233-3 du Code de commerce et se prononce par la même occasion sur les modalités de détermination du montant des charges financières à réintégrer au titre de l’amendement Charasse.

Au cas particulier, une société à la tête d'un groupe spécialisé dans l'agro-alimentaire (« Société Cible ») était détenue majoritairement par une société de droit britannique (« Société Apporteuse »).

Dans le cadre d’une opération de LBO, la Société Apporteuse a apporté les titres qu’elle détenait au sein de la Société Cible au profit d’une société nouvellement constituée (« NewCo ») pour un montant total de 175,26 M€ en échange d'actions ordinaires pour un montant de 118,21 M€ (dont 94,15 M€ de prime d’apport) et d'actions de préférence pour un montant de 57,05 M€ (dont 11,41 M€ de prime d’apport). Un nouvel investisseur a par ailleurs souscrit à une augmentation de capital en numéraire de NewCo à hauteur de 43,23 M€. Après avoir acquis les titres de la Société Cible autres que ceux apportés par la Société Apporteuse, NewCo a distribué au profit de ses actionnaires (i.e., la Société Apporteuse et le nouvel investisseur) une fraction de ses primes d’émission pour un montant de 25,51 M€.

A l’issue de ces opérations, la Société Apporteuse et le nouvel investisseur détenaient chacun paritairement 44,13 % des droits de vote de NewCo, devenue société mère tête du groupe d’intégration fiscale. L'administration fiscale a procédé, en application de l'amendement « Charasse », à la réintégration de charges financières au sein du résultat d'ensemble du groupe fiscal mis en place par NewCo avec la Société Cible et ses filiales.

En premier lieu, le TA caractérise l'existence d'une action de concert entre le nouvel investisseur et la Société Apporteuse vis-à-vis de NewCo en relevant les éléments suivants :

  • un pacte d'associés avait été conclu entre la Société Apporteuse et le nouvel investisseur afin de déterminer, entre autres, les règles d’administration de NewCo, la composition de ses organes de direction, les décisions soumises à accord préalable du conseil de surveillance, l’existence et le fonctionnement de divers comités, les réunions de suivi et les résolutions de blocage ;
  • s’agissant de la détermination en fait des décisions prises au niveau de NewCo, le pacte d’actionnaires prévoyait que le conseil de surveillance et les divers comités, qui devaient être consultés pour toutes les décisions importantes, étaient composés paritairement entre les membres proposés par la Société Apporteuse et le nouvel investisseur ; et
  • relevaient de la compétence de l’ensemble des membres du conseil de surveillance de NewCo toutes les décisions les plus stratégiques, qui sont celles dont l’enjeu financier est la plus significatif ou celles qui interviennent en dehors des axes stratégiques définis ou visés par le business plan établi et révisé par tous les membres du conseil de surveillance (nonobstant le fait que certaines décisions dîtes « réservées » ne pouvaient être prises, selon les cas, que par les membres nommés par la Société Apporteuse ou par le nouvel investisseur).

Le TA valide ainsi l’argumentaire de l’administration quant à la caractérisation d’une action de concert entre le nouvel investisseur et la Société Apporteuse qui devaient donc être considérés, sur la base des éléments contractuels qui précèdent, comme déterminant en fait les décisions stratégiques de NewCo de manière conjointe.

Cette décision constitue une application la jurisprudence récente du Conseil d'Etat selon laquelle l'amendement Charasse est applicable dans le cas où l'actionnaire cédant contrôle conjointement avec d’autres actionnaires la société cessionnaire (CE, 15 mars 2019, n° 412155, MI Développement). Elle démontre à nouveau la nécessité de porter une attention particulière à la rédaction de la documentation juridique (pacte d’actionnaires, protocole d’investissement) qui régit les relations entre actionnaires parties à des opérations de LBO.

En second lieu, le TA se prononce sur les modalités de détermination du montant des charges financières à réintégrer en application de l’amendement « Charasse ».

Pour mémoire, le montant de la réintégration « Charasse » est égal au produit des charges financières déduites par toutes les sociétés du groupe d’intégration fiscale, par le rapport du prix d’acquisition des titres de la société (auprès des actionnaires cédants qui se trouvent en situation de contrôle de la société cessionnaire) qui devient membre de ce groupe à la somme du montant moyen des dettes de chaque exercice des sociétés membres de ce même groupe. Pour les besoins de ce calcul, le prix d'acquisition à retenir des titres de la société cible doit être réduit du montant des fonds apportés à la société cessionnaire lors d'une augmentation du capital en numéraire réalisée simultanément à l'acquisition des titres.

Au cas particulier, le TA de Montreuil procède comme suit :

  1. Il détermine d’abord le prix d'acquisition à retenir correspond au prix d'acquisition des titres de la Société Cible par NewCo auprès de la personne qui contrôle la société cible (i.e., la Société Apporteuse), en retenant à ce titre la valeur d’apport des titres de la Société Cible de 175,26 M€ ;
  2. Il précise ensuite que le prix d’acquisition retenu en application de l’étape 1 doit être réduit du montant des « fonds apportés » à NewCo lors des augmentations de capital que celle-ci a réalisées pour l'acquisition des titres de la Société Cible – par « fonds apportés », le TA considère qu’il convient d’entendre les montants d’augmentation de capital réalisées par la Société Apporteuse au profit de NewCo en échange d'actions ordinaires pour 118,21 M€ et en échange d'actions de préférence pour 57,05 M€ – réduits du montant de la prime d’apport distribuée après l’opération par NewCo à la Société Apporteuse et au nouvel investisseur à hauteur de 25,51 M€, cette distribution de prime étant assimilée à une acquisition à titre onéreux par NewCo des titres de la Société Cible – soit, visiblement selon le TA, un prix d’acquisition des titres de la Société Cible à retenir au numérateur du Charasse de 25,51 M€.
  3. Il refuse la demande du contribuable de réduire le prix d’acquisition précité (25,51 M€) du montant de l'augmentation de capital en numéraire de NewCo d’un montant de 43,23 M€ (pour, comme le demandait le contribuable, réduire le numérateur du Charasse à zéro), au motif que cette augmentation de capital en numéraire n'a pas financé l'acquisition par NewCo des titres de la Société Cible auprès de la Société Apporteuse (société considérée, pour rappel, en situation de contrôle conjoint sur NewCo), mais auprès d’autres actionnaires non concernés par le montant d’acquisition « à soi-même ».

Ces éléments appellent de notre part les remarques suivantes :

  1. Pour la détermination du prix d’acquisition à retenir au numérateur du Charasse, la référence à la valeur d’apport (175,26 M€) faîte par le TA apparait contraire à la lettre de l’article 223 B, 6ème alinéa du Code général des impôts, qui fait explicitement référence aux seuls achats de titres (i.e., cessions à titre onéreux distinctes d’apports rémunérés par des titres de capital).
  2. Si l’assimilation à une cession à titre onéreux d’un apport des titres suivi de la distribution de la prime afférente n’apparaît pas critiquable au cas particulier, le quantum de la prime analysé par le TA (i.e., 25,51 M€, soit l’intégralité de la prime distribuée par NewCo à la fois à la Société Apporteuse et au nouvel investisseur) semble plus discutable dès lors que, sur la base des faits décrits dans le jugement, le nouvel investisseur n’a visiblement pas cédé des titres de la Société Cible à NewCo.
  3. Enfin, refuser d’affecter – au moins en partie – le montant de l’augmentation de capital en numéraire (43,23 M€) au prix d’achat des titres « acquis » auprès de la Société Apporteuse (25,51 M€ selon le jugement) semble contradictoire au principe de fongibilité des ressources de financement mises à disposition de la société acheteuse, que ce soit par voie d’apport en numéraire ou par le biais d’un financement externe.

A cet égard, il n’est pas inutile de rappeler que la Cour administrative d'appel de Nancy avait jugé, dans des circonstances similaires (i.e., en cas d'acquisition à titre onéreux de titres hors du champ du Charasse et dans le champ du Charasse), qu’il convient de limiter le montant de l’augmentation de capital déductible du numérateur à la part du prix d’acquisition des titres entrant dans le champ du Charasse par rapport au prix d’acquisition total des titres (CAA Nancy, 18 juin 2020, n° 18NC03443, ayant fait l'objet d'un pourvoi non admis par Conseil d’Etat - CE (na), 7 octobre 2021, n° 442325).

Au cas particulier, les ressources mises à disposition de NewCo via l’augmentation de capital en numéraire précitée par le nouvel investisseur à hauteur de 43,23 M€ devraient donc être considérées par principe comme fongibles et comme ayant pour objet de financer l’ensemble des titres de la Société Cible acquis à titre onéreux par NewCo, tant auprès de l’actionnaire co-contrôlant NewCo (i.e., la Société Apporteuse) que des autres actionnaires de la Société Cible. Le même principe de fongibilité aurait d’ailleurs eu vocation à s’appliquer si, en sus de l’augmentation de capital précitée, NewCo avait été financée par une dette externe.

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